L'homme bien nanti et le bouddhisme
J'ai rencontré cet homme dans une soirée à laquelle il m'a invité pour me remercier d'un service rendu. Cet homme a réussi sa vie professionnelle. Les signes ne trompent pas. Il occupe une fonction décisionnelle dans un service d'une université à Montréal. Il loge dans un bel appartement, dont il est le propriétaire, au 8e étage d'une tour, dans un quartier bien en vue. Il vit avec une jeune femme. Il a laissé son épouse, qu'il ne voit plus. Une femme avec laquelle il a fait un enfant, qu'il ne voit que très peu, compensant son absence par la donation de biens matériels. Il ne serait pas le premier à abandonner sa famille pour vivre sa vie. Je ne juge pas, je constate. Son ex femme et son fils ont appris à vivre sans lui. Alors, ils ne sont pas si malheureux. Et au moins, lui, il paie…
Au cours de cette soirée, l'homme dans la jeune cinquantaine s'est mis à raconter sa conversion au bouddhisme. Comme la plupart d'entre nous – ce “nous” réfère au Québécois francophone de souche –, il est de tradition catholique, une religion héritée de ses pères mais dont il connaît assez peu, en somme. Il n'a pas lu un passage de la Bible depuis une éternité. Il ne connaît pas non plus les exhortations apostoliques du pape ou ses lettres encycliques, ces textes parfois d'une grande pertinence pour notre époque, que l'on soit croyant ou pas. Celles du Pape François valent le détour, je vous assure, notamment le Fratelli Tutti, une véritable ode à la fraternité et à la solidarité sociale. Enfin, là n'est pas la question, puisque cet homme ne sait rien de tout ça. Il en est resté aux bonnes sœurs, aux messes insipides et aux scandales sexuels d'une l'Église qui “ne lui dira certainement pas quoi faire”. Depuis qu'il a quitté la maison familiale, et son foyer conjugal, plus personne ne lui dit quoi faire. Alors, il n'a pas à s'inquiéter d'une Église moribonde qui n'a plus aucune influence sur la marche du monde depuis au moins quatre-vingts ans…
Un jour, il est tombé sur un livre sur le bouddhisme zen qui traînait sur une table de la bibliothèque de son quartier. Un livre posé là, dans l'attente que le personnel le ramasse et le remette sur les rayons au bon endroit. L'homme aurait pu le faire lui-même, mais une affiche, accrochée au mur près de la salle de lecture, interdisait formellement aux usagers de remettre eux-mêmes les livres sur les rayons. Comme vous devez le savoir, dans une bibliothèque, un livre mal classé est un livre perdu. Puisque le livre était là, posé devant lui, l'homme se mit à le feuilleter, puis en lire des passages entiers, pour finir par carrément l'emprunter. L'homme était venu à la bibliothèque pour prendre un livre sur l'histoire de Rome (une suite de romans lue récemment lui a donné l'envie d'en savoir plus sur la question), et voilà qu'il repartait avec un ouvrage consacré au bouddhisme. Un cas typique de sérendipité.
Une fois à la maison, il se mit à lire le bouquin et, tout en le lisant, les propos de l'auteur – un Français converti au bouddhisme – ont provoqué un écho favorable dans son esprit. Il comprit alors qu'il existait une alternative à ce dieu vengeur et rémunérateur, à ce dieu omniscient qui inflige plus de contraintes que de possibilités réelles d'émancipation individuelle. Il comprit aussi qu'il pouvait acquérir la connaissance de vérités universelles qui lui permettait de dépasser ses limites. À partir de ce moment-là, il devint bouddhiste, purement et simplement.
Personnellement, je ne sais pas grand chose du bouddhisme. Une bonne amie a adopté sa variante zen, une philosophie plus qu'une religion, une spiritualité tout de même qui l'aide à vivre. D'après des lectures – très sommaires, je le reconnais – je sais que Bouddha a révélé que les trois réalités qui régissent le monde sont les suivantes : 1. rien n’est permanent ; 2. rien n’a d’essence durable ; 3. rien n’arrivera à nous sembler totalement satisfaisant.
J'ai pu tirer aussi deux ou trois autres choses sur le bouddhisme, notamment en discutant avec un robot conversationnel. La souffrance est au cœur du bouddhisme. Et sa principale cause est le désir et l'attachement, notamment désir de stabilité et attachement aux biens matériels. Car les gens ont tendance à rechercher une essence permanente, ce que nous appelons stabilité, parfois sous la forme d'un Dieu, de la nation, de l'argent. Mais ce sont de pures inventions qui ne font qu'accroître notre sentiment d'insatisfaction, notre souffrance. Nous sommes donc des êtres fondamentalement malheureux. Pour atténuer cette souffrance inhérente à notre condition, il faut suivre certains préceptes, tels qu'accepter les choses comme elles sont, et deux ou trois autres contenus, paraît-il, dans le “Noble Octuple Sentier”. Mais si vous le voulez bien, je n'entrerai pas les détails.
Comme chacun sait, le bouddhisme est étroitement associé à la pratique de la méditation, un moyen qui nous permet d'accéder au moment présent, sans s'arrêter ni sur le passé ni sur l'avenir. Cette philosophie – et cette religion, car dans certains pays les habitants n'hésitent pas à se massacrer les uns les autres, comme au Sri Lanka pendant la guerre civile de 1983 à 2009 – cette philosophie, donc, professe que la vie n'a pas de sens et qu'il serait absurde d'essayer d'en trouver un. Compte tenu de ce pessimisme fondamental, la méditation peut apporter un certain apaisement à l'esprit humain. Rien de plus.
Si le bouddhisme postule que tout est souffrance, je ne vois pas très bien en quoi cet homme, directeur de service dans une société d'État, peut bien souffrir… Chose certaine, sa souffrance ferait envie à de nombreuses personnes. Je ne critique pas cet homme qui m'a très bien reçu à cette soirée. Gentil, prévenant, poli, il a été en tous points un hôte exquis. Ce n'est toutefois pas un ami, non, juste une personne qui tenait à m'inviter parce qu'un jour, quand je travaillais dans un service d'archives religieuses, je lui ai rendu service en lui dénichant des documents familiaux qu'il cherchait depuis longtemps. Mal à l'aise parce que j'ai refusé qu'il me paie (un service est un service, non ?), il a choisi ce moyen pour me rétribuer… et ne me demandez pas pourquoi (je me le demande encore moi-même), j'ai accepté. Vous savez, de nombreuses personnes ont du mal avec la gratuité d'un geste. Sans doute parce que toute leur vision du monde est basée sur l'échange, le commerce, le donnant-donnant. À tout bien considérer, le bouddhisme lui fera peut-être du bien, à cet homme…
Tout en continuant à écouter cet homme qui parlait de sa conversion, un verre de cognac à la main, je n'ai pu m'empêcher de penser – sans doute à tort – que le bouddhisme s'avère finalement une philosophie (ou une religion, c'est selon) bien commode pour ce haut fonctionnaire choyé par l'existence. Qu'a-t-il à perdre ? Rien du tout. Qu'a-t-il à gagner ? La paix de l'esprit. Imaginez un seul instant qu'au lieu de se convertir au bouddhisme, il se serait (re)converti au christianisme, renouant avec la religion de ses aïeux. Comment aurait-il réagi à la demande de Jésus-Christ telle que décrite dans les évangiles, notamment dans Mathieu 19, versets 20-24 ?
20 Le jeune homme lui dit : « Tout cela, je l’ai observé : que me manque-t-il encore ? » 21 Jésus lui répondit : « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux. Puis viens, suis-moi. » 22 À ces mots, le jeune homme s’en alla tout triste, car il avait de grands biens. 23 Et Jésus dit à ses disciples : « Amen, je vous le dis : un riche entrera difficilement dans le royaume des Cieux. 24 Je vous le répète : il est plus facile à un chameau de passer par un trou d’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des Cieux. »
Je vous laisse répondre à cette question purement hypothétique.
Personnellement, je n'ai rien contre le bouddhisme, ni contre l'hindouisme, le taoïsme ou l'islam. Non, chacun doit suivre sa voie, y compris celle de l'athéisme si l'individu finit par trouver un sens – non pas à la vie, mais à sa vie. En effet, je suis ouvert à tout, sachez-le. Mais comme le dit la médiéviste et philosophe Marie-Madeleine Davy (1903-1998), il importe de rester ouvert aux autres cultures et traditions tout en ayant conscience que nous pouvons fort bien trouver notre salut dans la nôtre.
Daniel Ducharme : 2025-05-02 Mots-clés : #existence #fiction #récit #religion #tradition