Chacun son monde

L’homme sentait le tabac. Et l’alcool aussi. Pas la bière, non. Plutôt un alcool fort, mais je ne saurais dire lequel. Peut-être du gin. Du temps de mes parents, voire de mes grands-parents, on disait que le gin était l’alcool des gens modestes. Faut dire qu’on buvait beaucoup en ce temps-là, de sorte qu’il était plus facile de catégoriser les gens en fonction de ce qu’ils buvaient. Ne pas boire relevait d’une gymnastique sociale à peu près intenable. Ne pas boire était louche, une habitude réservée aux alcooliques. Et ceux qui ne buvaient pas suscitaient la méfiance… Qui a bu boira, disait ma grand-mère.

Bref, il fallait boire… mais sans que cela devienne un problème, sans que cela fasse de vous une personne indigne, une personne qui fait passer sa dépendance à l’alcool, à la boisson, comme on disait alors, avant la satisfaction des besoins de votre famille, femme et enfants. L’homme était un pourvoyeur, et son honorabilité était basée sur le fait qu’il puisse pourvoir aux besoins de sa famille, peu importe son statut social, peu importe, même, l’honnêteté de ce qu’il faisait pour parvenir à assumer ce rôle qui lui était dévolu depuis des siècles et des siècles.

Aujourd’hui, les choses ont bien changé… tout comme les addictions. La dépendance aux drogues constitue la principale cause de désintégration des familles et de la pauvreté des enfants, voire de leur abandon. Les centres jeunesse sont remplis de garçons et de filles dont les parents préfèrent satisfaire leur dépendance plutôt que de pourvoir aux besoins de leur famille. C’est ainsi que le Québec compte un grand nombre d’enfants abandonnés, ballottés d’un centre jeunesse à une famille d’accueil pour se retrouver sans repère dans la rue, le jour de leur majorité. Honte à ces parents indignes parce qu’ils ont donné la vie sans être en mesure d’assumer leurs actes. De ces toxicomanes, je ne ferai pas des victimes ; il y en a suffisamment comme ça dans notre pays.

L’homme sentait le tabac et l’alcool, donc. Je pouvais le sentir, mais cela ne me gênait pas. En se tournant légèrement vers moi, il m’a demandé si le métro allait directement jusqu’à la station Champ-de-Mars. Oui, lui ai-je répondu. Tout de suite après Berri-UQAM. La station Champ-de-Mars étant située à la confluence des trois centres d’accueil pour itinérants de Montréal – la Maison du Père, l’Accueil Bonneau et la Old Brewery Mission – je me doutais bien de la destination de cet homme. Il va sans doute dans un de ces endroits, pensais-je.

« Je descends aussi à cette station », lui ai-je dit pour le rassurer, au cas où il ne saurait pas où se diriger.

Il m’a regardé. Pas dans les yeux, non. Il m’a regardé simplement pour évaluer mon statut social qui, parfois, se reflète dans les vêtements que l’on porte. Je portais une veste, une cravate et un pantalon habillé, de sorte qu’il a rapidement conclu que je n’appartenais pas à la même confrérie que lui. Il avait raison… mais pas tant que ça, car qui sait si je ne pourrais pas me retrouver dans la rue, moi aussi, un jour ou l’autre. Et puis je viens d’un milieu modeste tout autant que lui, même encore plus, sans doute.

« Merci », m’a-t-il dit en se refermant sur lui-même comme une huître.

Il ne m’a plus adressé la parole par la suite, et j’ai fait de même.

Chacun son monde.


Nouvelle tirée de mon recueil Parfois je mange debout dans la cuisine paru chez ÉLP éditeur en 2024. Pour de plus amples informations, et pour en lire des extraits, voir la fiche de l'ouvrage sur le site de l'éditeur.


Daniel Ducharme : 2025-05-23 Mots-clés : #fiction #itinérance #nouvelles #société